En optant pour le remplacement de ses foils en T par des dérives incurvées en C lors du dernier Bol d’Or Mirabaud, l’équipe d’Esteban Garcia a eu recours à un procédé qui jusqu’alors paraissait improbable et qui donnera à réfléchir lors d’une prochaine édition sans vent.
Texte : Oliver Dufour
Le sujet a alimenté les conversations sur les pontons de la Société Nautique de Genève à l’occasion du 84e Bol d’Or, les 10 et 11 juin derniers. Le TF35 Realteam s’est en effet lancé dans la bataille dans une configuration spéciale de tout petit temps, c’est-à-dire sans ses foils en T inversés ni le système électronique permettant de les opérer. À la place, le multicoque s’est muni de dérives courbes en forme de C. Cette transformation, exceptionnellement autorisée par la série TF35 lors des classiques lémaniques que sont la Genève-Rolle-Genève et le Bol d’Or Mirabaud, a permis à Realteam de s’alléger d’une centaine de kilos et de réduire considérablement sa traînée. Au cours des deux journées précédant le départ, la rumeur avait commencé à se répandre concernant l’éventualité d’un gigantesque coup de poker de la part de Realteam. Sans qu’on ose véritablement y croire. Le skipper Jérôme Clerc avait d’ailleurs rejeté l’idée, comme plusieurs autres équipes, dans notre article consacré au sujet dans notre numéro spécial Bol d’Or. «C’est parce que nous avons lu dans la presse que nous ne le ferions pas, que nous avons décidé de tenter le coup, plaisante le skipper de 43 ans. En réalité, la semaine avant le départ, les prévisions calmes nous ont amenés à envisager sérieusement l’option. Nous avons fait un essai le jeudi, pour découvrir les sensations de navigation qui sont forcément différentes, plus proches de celles du D35, explique Jérôme Clerc. Ensuite, comme les fichiers météo confirmaient les conditions très légères, nous avons décidé de rester équipés ainsi.»
Le bateau aurait encore pu être optimisé
La suite est connue: un long cavalier seul de Realteam, qui est passé tout près de réussir son pari osé. Seules les performances moindres du TF35 – ou devrait-on dire CB35, pour c-boarder 35 ? – au portant, par rapport au D35 et aux catamarans M2, ont privé les grands dominateurs de la saison d’un succès retentissant. «Il ne faut pas oublier que le D35 est un bateau bien optimisé depuis ses débuts en 2004, alors que nous sommes encore en train de découvrir le potentiel de nos TF35», rappelle Jérôme Clerc. Une partie des propriétaires au sein de cette jeune série semble par ailleurs prête au développement de cette configuration «tout petit temps ». Bertrand Favre, directeur de la classe, confirme qu’il ne s’agit pas que d’un pari sans lendemain. «Realteam s’y est pris assez tard pour tenter l’aventure, ce qui fait que l’équipe n’a pas pu jouer le coup vraiment à fond. Ils n’avaient pas une configuration de voiles optimale et auraient pu encore s’alléger en enlevant le fridge (ndlr: le surnom donné à la boîte renfermant l’ordinateur de vol). Nous planchons aussi sur la fabrication de safrans plus courts, pour éviter que ceux prévus pour le foiling traînent autant dans l’eau.»
De son côté, Bertrand Demole, skipper et propriétaire d’Ylliam XII – Comptoir Immobilier, voit lui aussi d’un bon œil la tentative de Realteam lors du Bol d’Or. «Bien sûr, ils nous ont surpris, mais c’est quelque chose de positif pour notre série qu’ils aient pu rivaliser avec le D35 dans des conditions aussi légères. Nous aimerions vraiment pouvoir améliorer encore les performances de nos voiliers dans cette configuration, notamment au portant, où il y a encore un déficit de vitesse.» Si l’équipe du propriétaire Esteban Garcia n’a rien pu faire pour contrer le D35 de Christian Wahl dès l’entrée dans le Petit-Lac, elle a toutefois fait une grosse différence avec les autres TF35, restés équipés de leurs foils et de tout l’attirail permettant de décoller à la moindre occasion offerte par Éole. Seul Alinghi Red Bull Racing est revenu dans le sillage de Realteam sur le trajet retour depuis Le Bouveret, notamment grâce à leur choix de hisser leur grand gennaker. Une option pourtant boudée par Jérôme Clerc et les siens. «Alinghi dispose d’un gennaker plus récent que le nôtre, plus plat, justifie le skipper de Realteam. Nous avons acquis le nôtre dès le début et il est davantage creusé que les modèles plus récents. Nous aurions beaucoup perdu en performance au près, si nous avions choisi de partir avec.»
Développement du foiling avant tout
Chez Alinghi, d’ailleurs, on se montre moins enthousiaste à l’idée de transformer des catamarans volants en machines archimédiennes. Dans la lignée d’un projet qui se veut un tremplin pour la jeunesse, dans l’antichambre des foilers de la Coupe de l’America, l’intérêt d’équiper le TF35 de dérives n’est pas évident. «Déjà c’est un gros travail, qui ne peut pas se faire avec une équipe technique réduite (ndlr: l’opération avait pris entre 4 et 5 heures pour Realteam), plaide Yvan Ravussin, chef de projet de l’équipe TF35 d’Alinghi. Nous n’aurions pas pu le faire en vue de ce Bol d’Or. Sans parler du fait que la grue de la SNG est prise d’assaut avant le départ, donc il faudrait pouvoir anticiper, ce qui nous laisserait sans marge de manœuvre pour réagir à un changement de météo à court terme. Ensuite, tous les bateaux ne sont pas équipés de ces fameuses dérives, poursuit Yvan Ravussin. L’an dernier, avec Artexplora, nous n’avions par exemple pas acheté le pack. Et comme nous avons besoin de nouveaux bateaux dans la classe, il serait sans doute raisonnable de ne pas y faire augmenter les investissements. Enfin, ça demande beaucoup de préparation à la navigation et d’étude des performances pour une seule régate dans l’année, même si en Suisse le Bol, c’est le Bol», argumente le responsable.
Même son de cloche au sein de l’équipe Zen Too, où de jeunes en quête d’apprivoisement du TF35, encadrés par des navigateurs chevronnés, préfèrent se concentrer sur leur mission plutôt que de miser sur un scénario exceptionnel au Bol d’Or. « Realteam a une longueur d’avance sur les autres et nous devons encore trouver nos marques en full foiling, estime le tacticien Grégoire Siegwart. Nous restons une équipe plutôt focalisée sur le vol, mais c’est bien que d’autres fassent aussi ce genre d’essais. Ça aide au développement de la classe.» Fossé de générations et de moyens à disposition des différentes équipes? Probable. Toujours est-il que Realteam, avec son coup de poker inattendu, a ouvert une véritable boîte de Pandore et que plusieurs équipes réfléchiront forcément à la possibilité de passer sur dérives si d’aventure le vent venait à manquer lors d’une prochaine édition du Bol. «Mais vous verrez, après toutes ces discussions, la prochaine fois il y aura forcément beaucoup de vent!», sourit Bertrand Favre. Voilà qui aurait de quoi ravir tous ceux qui attendent de voir les TF35 survoler l’épreuve dans des temps records.